La sobriété numérique

À une époque où nous sommes entrés dans une phase dangereuse de l’évolution planétaire, certains parient sur les intelligences artificielles, le big data, la 5G et les automatisations. La transition numérique se déploie de manière exponentielle depuis deux décennies et s’accompagne d’un discours solutionniste, nous assurant une victoire miraculeuse sur la finitude de l’espace et de la matière, ou encore l’abolition de la maladie. Et si nous nous avions une vision confinée du progrès et de l’innovation technique ? Et si nous nous trompions de transition ? Reprenant le titre d’un article d’Éloi Laurent [1] pour introduire ce propos, de plus en plus de voix dénoncent ce parti pris industriel élaboré à partir d’un imaginaire libertaire et prônent une sobriété.

La dématérialisation : l’imposture d’une industrie énergivore

Saviez-vous que la production d’un seul téléviseur exige d’extraire 2,5 tonnes de matières premières et génère 350 kg de CO₂ ? Qu’il faut 80 fois plus d’énergie pour produire un gramme de smartphone qu’un gramme de voiture ? Véritable système nerveux de nos sociétés mondialisées, le numérique engloutit des quantités considérables d’énergie et de ressources, puisqu’il nécessite serveurs, infrastructures des réseaux, satellites, composants. Cette matérialité pourtant invisibilisée concerne bien sûr l’extraction minière et la production industrielle mais aussi l’usage qu’il en est fait, de l’addiction produite chez les utilisateurs à ceux qui conçoivent ces environnements (codage, design). Et depuis 2018, les trafics explosent avec + 60% sur mobile et concentre 33% par an de la part financière boursière.

Principales composantes de la consommation électrique du secteur informatique
Principales composantes de la consommation électrique du secteur informatique

En 10 janvier 2017, Greenpeace publiait une étude sur la consommation énergétique du numérique avec un focus particulier sur l’impact du cloud. Ce rapport [2]  estimait la consommation du secteur informatique à 7 % de la consommation mondiale d’électricité en 2012 :« En prenant en compte l’énergie nécessaire à la fois pour fabriquer nos appareils, alimenter Internet et le reste de l’infrastructure numérique nécessaire pour faire fonctionner notre monde connecté, le secteur informatique pourrait continuer de croître d’au moins 7% par an jusqu’en 2030, soit le double du taux moyen de croissance de l’électricité dans le monde. »

Le guide La face cachée du numérique publié par l’ADEME [3] permet d’avoir une vue de l’impact du numérique dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES).

The Shift Project [4] a publié trois études d’impacts du numérique depuis 2018 et propose des cadres méthodologiques pour une sobriété. « Si l’on veut être sérieux avec les objectifs de transition énergétique, il est indispensable de prendre en compte l’impact du numérique, qui est en croissance exponentielle. » − Matthieu Auzanneau, Directeur général, The Shift Project

« Lean ICT – Pour une sobriété numérique » (2018) recommande de rendre la transition numérique compatible avec les impératifs climatiques et les contraintes sur les ressources naturelles et énergétiques, ce secteur émet en effet aujourd’hui 4 % des gaz à effet de serre du monde et sa consommation énergétique s’accroît de 9 % par an.

La sobriété numérique consiste à prioriser l’allocation des ressources en fonction des usages et nécessite par conséquent d’interroger la pertinence de nos usages du numérique, c’est l’objet du second rapport qui s’est concentré sur l’impact de la vidéo « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne – Un cas pratique pour la sobriété numérique » (2019).

Les deux premiers rapports définissaient une vision du concept de sobriété numérique. Le troisième rapport « Déployer la sobriété numérique (2020)» propose des cadres méthodologiques opérationnels pour mettre en place la sobriété numérique dans les stratégies et politiques publiques, dans l’entreprise, dans les systèmes d’usages du domaine privé.

À cette démesure énergétique, s’ajoutent des conséquences sociales et écologiques redoutables avec les pollutions liées à l’extraction minière ou à la gestion des déchets.

En 2014, l’ingénieur Philippe Bihouix [5] dresse un panorama du niveau des ressources disponibles et préconise la nécessité d’une décroissance choisie plutôt que subie. D’autres études ou enquêtes comme celle de Guillaume PITRON [6] (2018) mettent en lumière les enjeux de l’approvisionnement en terres rares. Nous pouvons citer également le documentaire intitulé Du sang dans nos cellulaires (2019) réalisé par radio Canada sur l’extraction du coltan, qui provient à 70 à 80 % de la République démocratique du Congo. Leur commerce illégal finance la guerre civile et ce malgré l’encadrement de l’extraction de ce minerais du sang par les institutions européennes. En Amazonie brésilienne, les rivières des Waimiri-Atroari sont durablement polluées par l’industrie minière de l’étain et du tantale. Dans la région de Baotou, en Chine, l’extraction des terres rares entraîne d’importants rejets toxiques dans l’air, l’eau et les sols. En Bolivie, 2ème pays disposant des ressources en lithium au monde, avec le renversement de Moralès, l’extraction n’est plus contrôlée par l’État et entraine un épuisement des ressources en eau pour les habitants limitrophes.

En termes de recyclage, moins de 25 % de la masse d’un smartphone ou d’un ordinateur ultra-plat sont recyclables et seulement 5% sont effectivement recyclés lorsque l’objet est orienté dans la bonne filière estime Carole Charbuillet [7]  — ce qui est rarement le cas puisque entre 30 et 60% de nos déchets électroniques sont exportés illégalement à l’étranger, principalement au Ghana, en Chine, en Inde ou au Niger selon Cédric Gossart [8] .

Du sang dans nos cellulaires

Des montagnes belles à couper le souffle. Mais des enfants meurent dans ces collines à force de travailler dans des conditions dignes du Moyen Âge. Bienvenue au pays du coltan, le minerai qu’on retrouve dans nos cellulaires, nos ordinateurs portables, nos consoles de jeux, nos voitures électriques.

https://photo.geo.fr/lithium-bolivie-chine-norvege-etats-unis-ruee-mondiale-vers-l-or-blanc-36530#precieuse-cargaison-634507

L’innovation dans la société de l’information n’implique pas mécaniquement un gain social

L’essor des services en ligne et de la e‑administration s’est accompagné d’une fermeture des services publics sur les territoires avec pour conséquence une inégalité d’accès au droit. De nouvelles notions sont apparues, comme celles d’illectronisme ou d’e‑inclusion pour désigner des personnes qui jusque-là étaient autonomes et vient bousculer l’évidence qu’une innovation implique un mieux être social.

Ainsi, le Haut Conseil du Travail Social [9] préconise en juillet 2018 plusieurs mesures essentielles et urgentes à mettre en œuvre pour rétablir l’accès aux droits, très fortement impacté par l’e-administration des services publics (30% de droits non perçus en 2018) et attire notre attention sur la problématique de la sauvegarde et de la sécurisation des données pour tous les citoyens et en particulier des échanges par email. Il rappelle aussi les difficultés de lecture concernant 15 à 20 % de la population (rapport paru en 2017) et recommande une harmonisation des interfaces qui ne peut être pertinente qu’au travers d’un travail élaboré avec les utilisateurs eux-mêmes.

Les travaux de Dominique PASQUIER dans son livre L’internet des familles modestes [10] questionne le lien social au travers de l’échange réalisé par emails. Si les usagers les plus modestes semblent avoir adoptés les outils numériques très rapidement, à l’image de l’introduction de la photographie au début du XX° siècle dans les sociétés rurales traditionnelles qu’évoquait Pierre BOURDIEU dans Un art moyen, l’email est perçu comme un instrument de torture. Ce système de communication asynchrone où il est nécessaire d’attendre une réponse demeure de l’ordre du courrier, ce qui en fait un dispositif formellement distant et accroît l’impression d’être maltraités par les administrations, impression d’autant plus vive que les contacts par téléphones ou présences physiques sont devenus impossible. L’étude de PASQUIER interroge aussi l’absence de politiques numériques favorisant les échanges de biens et de services puisque par exemple elle montre comment les plateformes d’achats entre particuliers comme le BonCoin sont considérées comme vertueuses, « Ça rapporte un peu d’argent. Ça rend service. Sur le BonCoin, chacun garde sa fierté ».

Pour Bernard STIEGLER [11], le désajustement social est lié à un contexte mondial disruptif et résulte du fait que la vitesse de l’évolution technique est bien plus grande que celle de l’évolution des systèmes sociaux, un rythme de transformation si rapide qu’il échappe au politique comme à la puissance publique en général : « L’ensemble des organisations sociales, de la famille au gouvernement en passant par les entreprises, les langages, le droit, les règles économiques, la fiscalité etc., sont transformées. Si ce désajustement entre évolution du système technique et évolution des systèmes sociaux n’est pas nouveau, il est en revanche tout à fait nouveau le fait que la régulation, la législation et le savoir arrivent toujours trop tard, l’extension constante des vides théoriques et juridiques qui en résulte est sans précédent historique. » 

Face aux désordres sociaux et écologiques, la course à l’innovation de l’industrie du numérique réinterroge plus largement les notions de progrès et de sobriété.

La sobriété numérique depuis 2007

Le néerlandais Kris de Decker publie des réflexions sur des solutions low-tech et n’hésite pas à remettre au goût du jour des technologies anciennes via le Low-tech Magazine. L’entête est Doubts on progress and technology − Doute sur le progrès et les technologies − et spécifie que les low techs « refusent de supposer qu’à chaque problème il y a une solution high-tech ». Le site fonctionne à l’énergie solaire et se retrouve parfois hors-ligne. Devenu une référence d’expérimentations techniques, les articles ont une traduction française progressive depuis quelques années.

Lle journaliste et informaticien Evgeny Morozov s’est engagé dans de nombreux textes critiques des technologies numériques, propices à la surveillance de masse et au développement du conformisme social (« nudging »). Il dénonce dans son ouvrage Pour tout résoudre, cliquez ici le « solutionnisme technologique », qui consiste à transformer n’importe quel problème (politique, économique, sociétal) en question technique dont la solution est attendue du développement de nouvelles industries numériques.

Dans Une question de taille (2014), le philosophe Olivier Rey s’inscrit dans la continuité d’Ivan Illich et de son concept de « contre-productivité » des techniques une fois que celles-ci accèdent à une taille critique. Le mouvement Technologos, plus proche de la pensée de Jacques Ellul, développe également un discours critique.

L’histoire du Low-tech Lab commence au Bangladesh en 2010. À bord d’un navire prototype en fibre naturelle de jute, Corentin de Chatelperron entreprend une expédition pour s’essayer à l’autonomie grâce à de petits systèmes low-tech. Au fil de l’eau, il constate l’ingéniosité déployée de par le monde pour répondre de façon simple, accessible et durable aux besoins de tout un chacun… L’intérêt pour les low-tech est né. En 2014, le Low-tech Lab est lancé avec la création d’une plateforme de documentation collaborative et de partage libre (type wiki) et le départ de l’expédition Nomade des Mers pour un tour du monde à la découverte de l’innovation low-tech. Le site développé dans ce principe de sobriété partage son expérience ici : https://lowtechlab.org/fr/actualites-blog/faire-un-site-low-tech

Depuis 2020

30/09/2020

Référentiel de connaissances pour un numérique éco-responsable

Vous souhaitez monter un enseignement ou une formation sur le numérique éco-responsable, mais ne savez pas par où commencer ? EcoInfo a créé un référentiel qui propose un ensemble de connaissances pour les enseignements sur le numérique responsable (impacts du numérique et comment les limiter), à destination de formations de l’enseignement supérieur, en informatique ou d’autres filières incluant des cours d’informatique.

31/07/2020

Se former au numérique responsable en 30 minutes, une initiative de l’ADEME

https://particuliers.ademe.fr/au-bureau/numerique/se-former-au-numerique-responsable-en-quelques-minutes

24/08/2020

Des pages web légères et moins gourmandes en ressources, du « low-tech » c’est plus écologique probablement, mais c’est aussi une des conditions pour rendre durables des contenus qui ont une fâcheuse tendance à se volatiliser… Jeff Huang est professeur d’informatique et dans la page que Framalang a traduite, il fait le pari que son contenu sera encore accessible dans dix ans au moins, tout en proposant 7 recommandations pour créer des pages web pérennes.

https://framablog.org/2020/08/24/pour-une-page-web-qui-dure-10-ans/

11/11/2020

Situer le numérique est un manuel pédagogique qui permet de comprendre les enjeux environnementaux du numérique. Ce manuel peut servir à former les personnes qui souhaitent travailler sur les impacts environnementaux du numérique et sur l’écoconception web, quelque soit leur niveau sur le sujet.

Gauthier Roussilhe, Situer le numérique | design↔commun

Situer le numérique est un manuel pédagogique qui permet d’introduire et de comprendre les enjeux environnementaux du numérique. Ce manuel peut servir à former les personnes qui souhaitent travailler sur les impacts environnementaux du numérique et sur l’écoconception web, quelque soit leur niveau sur le sujet.

02/2019

L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires (L’) – Projet ENERNUM, rapport et synthèse – ADEME


Sources bibliographiques

[1] ELOI Laurent, « Et si nous nous trompions de transition ?», Libération [en ligne] 18 novembre 2018, consulté le 15 décembre 2018. URL : https://www.liberation.fr/debats/2018/11/17/et-si-nous-nous-trompions-detransition_ 1692567

[2] « ClickClean » [en anglais], Greenpeace, 2017. URL : http://www.clickclean.org/france/fr/about/

[3] ADEME, « Guide pratique : la face cachée du numérique, réduire les impacts du numérique sur l’environnement », [en ligne] novembre 2019, consulté le 30 janvier 2020. URL : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/guide-pratique-face-cachee-numerique.pdf

[4] The Shift Project.
« Lean ICT – Pour une sobriété numérique », [en ligne], 2018. URL : https://theshiftproject.org/article/pour-une-sobriete-numerique-rapport-shift
« Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne – Un cas pratique pour la sobriété numérique », [en ligne], 2019. URL : https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2019/07/2019 – 01.pdf

« Déployer la sobriété numérique », [en ligne], 2020. URL :https://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift/

[5] BIHOUIX Philippe, « L’âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable », Seuil, 2014. EAN : 9782021160727 

[6] PITRON Guillaume, « La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique », Paris : Éditions Les Liens qui libèrent, 2018. ISBN 979−10−209−0574−1

[7]« Le coût écologique d’internet est trop lourd, il faut penser un internet low-tech », Reporterre, le quotidien de l’écologie, 27 mai 2017, consulté le 30 novembre 2018. URL : https://reporterre.net/Le-cout-ecologique-d-internet-est-trop-lourd-il-faut-penser-un-internet-low#nb6.

[8] Cédric Gossart, enseignant chercheur à Télécom :«60 millions de tonnes de déchets électroniques par an dans le monde : et si on en parlait ». Voir son intervention le 23 avril 201.

[9] Haut conseil du travail social, « Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques ? », Laboratoire d’Analyse et de Décryptage du Numérique [en ligne], 05/12/ 2018, consulté le 18/12/2018.

[10] Yaëlle Amsellem-Mainguy, « Dominique Pasquier, L’internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 décembre 2018, consulté le 18 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lectures/29541 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.29541

[11] STIEGLER 

[12] [14] Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna, « Histoire économique et histoire des techniques (xve-xviiie siècle)» [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 07 juillet 2017, consulté le 09 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/292 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artefact.292

[13] François Jarrige, « Technocritiques ; du refus des machines à la contestation des technosciences », La Découverte, 2014. EAN : 9782707178237